Cinéma: LE MIROIR DES MÉMOIRES ENFOUIES




June Tsai


PHOTOS AIMABLEMENT FOURNIES PAR ARS FILM PRODUCTION


Les lettres écrites à une jeune fille de Hengchun, au sud de Taiwan, par son amoureux rentré au Japon en 1945, à la Rétrocession. Parviendront-elles à leur destinataire ?

>> Sorti dans les salles au mois d’août, Cape No.7, le premier long métrage du réalisateur Wei Te-sheng, connaît un succès sans précédent. Avec le message de tolérance qui transparaît de sa peinture à la fois touchante et truculente de la société insulaire, le film marque d’une pierre blanche l’histoire du cinéma insulaire.

Beaucoup pensent encore qu’il s’agit d’un miracle. En moins de 3 mois, Cape No.7 de Wei Te-sheng [魏德聖] a généré 13,5 millions de dollars américains, faisant même mieux que Lust, Caution d’Ang Lee [李安]. Aujourd’hui, Cape No.7 est encore à l’affiche dans de nombreuses salles et c’est le film taiwanais le mieux vendu dans toute l’Asie.

L’ampleur de ce succès a surpris. D’abord les producteurs, qui se sont toujours plaints de la relative médiocrité des longs métrages insulaires, mais aussi l’ancienne génération, toujours un peu imperméable à la culture des jeunes. Les médias, eux, n’ont pas hésité à qualifier de « mouvement national » le fait d’aller voir ce film. Inutile aussi de dire que le petit village dans lequel se déroule l’action, dans le sud, a été submergé de curieux.



Le réalisateur Wei Te-sheng fait se croiser l’identité taiwanaise contemporaine et la mémoire complexe de la période coloniale japonaise.

Le titre Cape No.7 fait référence au quai sur lequel une jeune fille de Hengchun attendait le Japonais dont elle était tombée amoureuse. Forcé de la quitter à la capitulation du Japon en 1945, qui met fin à la période coloniale de Taiwan, l’homme écrit à la jeune Taiwanaise 7 lettres, qu’il ne trouve jamais le courage d’envoyer. Soixante ans après, la fille de ce Japonais trouve ces lettres et décide de les faire parvenir à son destinataire. Pendant ce temps, à Hengchun, Aga, un chanteur de rock à la carrière en panne, revient au village après plusieurs années passées à Taipei. Son beau-père, un élu local, est déterminé à monter un groupe qui doit jouer en ouverture du concert d’une star du rock nippon qu’il a eu tout le mal du monde à faire venir. Le groupe doit être prêt en 3 jours et le film raconte ces 72 heures.

« Au tout début, les films taiwanais étaient produits par le gouvernement qui recherchait une reconnaissance internationale à travers le cinéma, explique Khan Lee [李崗], producteur et réalisateur. Par la suite, ils ont été conçus pour figurer dans les festivals internationaux. Aujourd’hui, les réalisateurs sont plus enclins à faire des films pour le public local, et Cape No.7 en est un excellent exemple. Son succès n’a rien à voir avec une campagne de publicité ou une reconnaissance internationale. Tout a fonctionné par le bouche à oreille. »

Un succès pour le réalisateur, Wei Te-sheng, qui travaille dur depuis longtemps, mais n’avait pas obtenu la reconnaissance de ses pairs. Né en 1968, il se passionne pour le cinéma dès ses jeunes années. Après des études d’ingénierie mécanique, il décide de sauter le pas en 1993 et, sans aucune formation, il devient l’assistant du célèbre réalisateur taiwanais Edward Yang [楊德昌] (1947-2007). Il réalise quelques courts métrages bien accueillis par la critique mais son premier projet de long métrage Seediq Bale, consacré à Mona Rudao, un guerrier aborigène qui monta une insurrection contre l’occupant japonais, ne trouve aucun producteur. Furieux, Wei Te-sheng décide alors de tourner Cape No.7 pour prouver qu’il est capable de réaliser une œuvre commerciale. Il hypothèque sa maison et produit le film le plus cher de l’histoire du cinéma insulaire.

Plutôt que de signaler un renouveau de la production insulaire, « le succès de ce film est à rechercher dans la manière touchante dont est mise en scène l’identité taiwanaise et les différents éléments qui la composent, à une époque où les temps politiques et économiques sont difficiles », estime le réalisateur Wu Nien-jen [吳念真]. La presse et les critiques insulaires sont d’ailleurs unanimes de ce point de vue, qualifiant tour à tour le film de « lettre d’amour à Taiwan », de « mise en scène esthétique de la culture populaire » ou encore de « parfaite description de la réalité psychologique d’une conscience taiwanaise émergente ».

Pour Stone Shih [石計生], qui enseigne la sociologie à l’Université Soochow à Taipei, la popularité du film s’explique par la mise en scène de la vie quotidienne dans le sud de l’île, là où l’identité taiwanaise est la plus forte et la plus vivace. Le réalisateur décrit avec une vigueur subtile cette réalité identitaire complexe. Cet aspect du film permet, poursuit l’universitaire, de comparer Wei Te-sheng aux deux autres grands réalisateurs insulaires qui se sont attaqués à ce sujet épineux : Hou Hsiao-hsien [侯孝賢] et Edward Yang. Mais selon certains critiques, c’est l’approche ouverte et directe que Wei Te-sheng a de cette question qui le rend foncièrement différent des deux précédents.



Cape No.7 conte l’histoire de la formation, en 3 jours, d’un groupe de rock composé de personnages savoureux qui reflètent la diversité insulaire.

D’autres considèrent encore que le caractère unique de ce film réside dans l’image qu’il donne de la colonisation japonaise, la décrivant pour la première fois sous un angle autre que celui de l’occupant ou de l’ennemi. « Il existe un rapport complexe d’amour et de haine entre l’île et son ancien colonisateur, et j’ai voulu revenir à cette période de sentiments contradictoires et complexes », déclarait Wei Te-sheng lors d’une conférence de presse en septembre dernier. Jusqu’ici, seul Edward Yang, avec son film Yi Yi, qui n’a d’ailleurs jamais été diffusé dans l’île, osa présenter les liens qui unissent Taiwan et le Japon sous un jour favorable. La réalité est que bon nombre de spectateurs de l’ancienne génération ont fondu en larmes à l’évocation de ces mémoires muettes enfouies dans leurs souvenirs.

La force de Cape No.7 est de rendre compte de la réalité kaléidoscopique de l’identité insulaire sans jamais prendre parti. Le choix du petit village de Hengchun est emblématique de cette démarche, avec ses vieux murs d’une autre époque qui contrastent avec la modernité de l’hôtel 5 étoiles construit face à la plage. La galerie de personnages est plus symbolique encore de cette diversité ethnique avec le policier aborigène, le commercial d’origine hakka, le vieux postier âgé de 80 ans, la jeune pianiste anticonformiste et l’élu local aux allures de gangster. Autant de personnages représentatifs de la société actuelle et qui évoluent dans des situations des plus pittoresques mais décrites avec une exactitude confondante, tout cela sur fond d’exode rural et de déshérence sociale.

Pour Wei Te-sheng, le succès qu’a rencontré son œuvre n’est en fait que le reflet de l’énergie potentielle que détient la société taiwanaise. « Ce que veut Taiwan est un consensus sur la question identitaire. Une fois qu’il sera construit, une énergie sans précédent se libérera. » ■

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